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SAULE, CHAUVES-SOURIS ET CHOSES
Il était tard. Saule s’est laissé choir dans son fauteuil en poussant un bâillement. Lame, Cordy et la Femme ont rivé sur lui des regards interrogateurs. Comme si le Prahbrindrah ne pouvait pas s’exprimer tout seul. « On a parlé.
— Et ? a demandé la Radisha.
— Vous vous figuriez qu’il allait bondir de joie en criant youpi ?
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il a dit qu’il allait réfléchir. Et c’est la meilleure réponse qu’on pouvait espérer.
— J’aurais dû y aller moi-même. »
Le Prahbrindrah est intervenu. « Sœur, l’homme n’aurait pas même écouté s’il n’avait pas failli se faire assassiner un moment plus tôt. »
Elle a marqué de la surprise.
Saule a ajouté : « Ces types ne sont pas idiots. Ils se doutaient qu’on avait une idée derrière la tête quand ils nous ont autorisés à voyager avec eux, là-bas, à la Troisième Cataracte. Ils nous ont observés tout autant que réciproquement. »
Fumée est entré dans la salle aussi silencieusement que la substance dont il portait le nom. C’était une vaste salle dans le souterrain d’un ami de la Radisha, non loin de l’oliveraie. Il y flottait une odeur de moisi, en dépit de plusieurs soupiraux ouverts sur la nuit. Fumée s’est avancé de quelques pas dans la lumière jetée par trois lampes à huile. Des plis de contrariété lui ont soudain froncé le visage. Il a jeté un coup d’œil circulaire.
« Qu’est-ce qui se passe ? » a demandé Cordy. Il frissonnait ostensiblement. Du coup, Cygne a eu la chair de poule lui aussi.
« Je ne suis pas sûr. Pendant un moment… c’était comme si quelque chose me regardait. »
La Radisha a échangé un regard avec son frère, puis avec Saule. « Saule. Ces deux drôles de petits hommes. Qu’un-Œil et Gobelin. Ce sont des cracks ou des bouffons ?
— Moitié l’un, moitié l’autre. Pas d’accord, Lame ? Cordy ? »
Cordy a acquiescé. Lame a dit : « Le minus. Le drôle de petit avorton. Crapaud. Il est dangereux.
— Qu’est-il au juste ? a demandé la Femme.
— L’être le plus étrange que j’aie jamais vu. Parfois, il agissait comme s’il avait cent ans.
— Ou dix mille, a dit Fumée. C’est un génie. Je n’ai pas osé pousser l’investigation trop loin de peur qu’il se rende compte que j’étais autre chose qu’un vieil imbécile. J’ignore de quoi il est capable. Mais c’est indéniablement une entité surnaturelle de grand pouvoir. Ce qui m’échappe, c’est comment un adepte aux facultés aussi limitées que ce Qu’un-Œil peut la maîtriser. Je le surclasse en talent, technique et entraînement, mais je ne peux ni invoquer ni contrôler une créature pareille. »
Soudain, des cris et des battements d’ailes ont retenti dans l’obscurité. Surpris, tout le monde a fait volte-face. Des chauves-souris ont filé en trombe dans la lumière en couinant, plongeant, virevoltant.
Une forme plus large a brusquement fait irruption au milieu d’elles, noire comme un tesson de nuit. Elle s’est jetée sur une chauve-souris en vol. Une seconde forme a surgi un instant plus tard et a envoyé une nouvelle chauve-souris au tapis. Les autres se sont échappées par un soupirail fermé par quelques barreaux espacés.
« Qu’est-ce qui se passe, bordel ? a glapi Saule. Qu’est-ce que c’est ? »
Lame a répondu : « Deux corbeaux. Qui chassent des chauves-souris. » Il s’exprimait d’une voix tranquille. Comme s’il était parfaitement banal de voir des corbeaux chasser des chauves-souris dans un souterrain à minuit.
Les corbeaux n’ont pas reparu.
« J’aime pas ça, Saule, a grincé Cordy. Les corbeaux ne volent pas de nuit. Il se passe quelque chose. »
Tous se sont dévisagés en attendant que l’un d’eux prenne la parole. Et aucun n’a remarqué l’ombre féline qui les observait d’un œil, postée derrière un soupirail. Nul n’a vu non plus la silhouette d’un gabarit d’enfant, campée sur une vieille caisse, sourire aux lèvres. Mais Fumée s’est remis à frissonner et à faire lentement les cent pas, de nouveau en proie à cette sensation d’être épié.
Le Prahbrindrah a déclaré : « J’avais pourtant dit, il me semble, qu’il était imprudent de nous réunir si près de l’oliveraie. Je me souviens avoir proposé qu’on se retrouve au palais, dans une salle que Fumée a scellée contre toute forme d’espionnage. Je ne sais pas au juste ce qui s’est passé, mais ce n’était pas d’ordre naturel et je me refuse à parler plus longuement ici. Nous pouvons nous permettre d’ajourner cette entrevue. N’est-ce pas, Fumée ? »
Un frisson a secoué le vieil homme. « Ce serait très sage, mon prince, a-t-il répondu. Très sage. Nous sommes en présence de choses qui nous échappent… Dorénavant, gardons à l’esprit que nous sommes surveillés. »
La Radisha demeurait perplexe. « Par qui, vieil homme ?
— Je ne sais pas. Est-ce important, Radisha ? Beaucoup de gens s’intéressent à nos affaires. Les grands ecclésiastiques. Ces mercenaires que vous avez l’intention d’utiliser. Les Maîtres d’Ombres. S’y ajoutent peut-être aussi des forces dont nous n’avons pas conscience. »
Tous le regardaient. « Explique un peu, a demandé la Femme.
— Je ne peux rien dire. Sauf que ces soldats se sont ouvert par la force la voie du fleuve en battant les pirates qui le bloquaient depuis déjà longtemps. Tous sont restés discrets à ce sujet, mais un mot glané ici, une parole entendue là suggèrent que de la sorcellerie de haut vol a été mise en œuvre de part et d’autre. Et la leur s’est avérée assez efficace pour briser le blocus. Pourtant, à part le génie, nous n’avons rien remarqué de cet ordre en embarquant avec eux. S’ils disposaient de cette force, où est-elle allée ? Pouvaient-ils la camoufler si bien ? C’est possible, mais j’en doute. Peut-être les accompagne-t-elle sans être des leurs, si vous voyez ce que je veux dire.
— Non. Tu retombes dans tes vieilles manies. Rester évasif à dessein.
— Je reste évasif parce que je n’ai pas de réponse, Radisha. Seulement des questions. J’en viens de plus en plus à me demander si cette troupe n’est pas une illusion à notre seule intention. Une poignée d’hommes durs, coriaces, expérimentés dans leur art sanglant, c’est sûr, mais rien qui puisse terrifier les Maîtres d’Ombres. Ils ne sont pas assez nombreux pour faire pencher la balance. Alors pourquoi les Maîtres d’Ombres devraient-ils s’en inquiéter ? De deux choses l’une, soit ils savent des choses que nous ignorons, soit ils anticipent davantage que nous. Souvenez-vous de l’histoire des compagnies franches. Ce n’étaient pas uniquement des bandes de tueurs. Et ces types sont décidés à se rendre à Khatovar. Leur capitaine a tout essayé, sauf la violence, pour récolter des renseignements sur l’itinéraire.
— Hé, Fumée ! Tu as dit qu’on discuterait ailleurs, a coupé Lame. Alors si on pliait bagage ? »
Saule a approuvé. « Ouais. Ce coin me fiche la chair de poule. Je ne pige pas, Radisha. Le prince et vous prétendez gouverner Taglios, mais vous venez vous terrer dans des trous pareils.
— Nous ne sommes pas à l’abri. » Elle s’est mise en marche. « Nous gouvernons avec le consentement des ecclésiastiques, en réalité. Et nous ne voulons pas qu’ils fourrent leur nez dans toutes nos affaires.
— Tous les seigneurs et les prêtres d’un peu d’envergure s’étaient donné rendez-vous dans cette oliveraie, ce soir. Ils savent.
— Ils savent ce qu’on leur a dit : une partie de la vérité seulement. »
Cordy s’est faufilé auprès de Saule. « Monte pas sur tes grands chevaux, mon pote. Tu ne vois pas ce qui se prépare ? Il ne s’agit pas seulement de renvoyer les Maîtres d’Ombres d’où ils viennent.
— Hmm. »
Derrière eux, une bête semblable à une panthère se glissait de flaque obscure en flaque obscure, silencieuse comme la mort. Des corbeaux planaient d’un perchoir à l’autre. Une silhouette enfantine trottait derrière, sans chercher à se cacher, mais néanmoins indécelable. Plus aucune chauve-souris ne volait dans les parages.
Saule a compris à cette seule réprimande. La Femme et son frère pensaient que la lutte contre les Maîtres d’Ombres obnubilerait le haut clergé des différents cultes. Profitant de cette distraction, ils s’empareraient des rênes de l’État…
Il ne leur jetait pas la pierre. Il n’appréciait guère ces prêtres lui non plus. Peut-être que Lame était dans le coup, a-t-il songé. D’accord sur ce point : pour que Taglios sorte de sa mouise, il fallait tous les noyer.
Tous les dix pas, il jetait un coup d’œil par-dessus son épaule. Chaque fois la rue était vide derrière lui. Et pourtant il ne pouvait se départir de cette sensation qu’on l’observait.
« Ça pue », a-t-il murmuré. Et il s’est demandé comment il s’était mis dans ce pétrin.